Le sociologue du Web
 par Sabine Delanglade

Gourou des grands patrons du high-tech américain, Manuel Castells explique comment Internet a imposé la logique du réseau à tous les rapports humains
C'est le Wall Street Journal, la bible du capitalisme, qui l'affirme: «Adam Smith a expliqué comment le capitalisme ne fonctionnait pas et Karl Marx pourquoi il ne fonctionnait pas. Aujourd'hui, les relations économiques et sociales de l'âge de l'information sont décryptées par Manuel Castells.» Et, depuis, les grands patrons du high-tech américain s'arrachent les ouvrages et les conférences de cet émigré espagnol, ancien marxiste qui a fui le franquisme pour la France en 1962, installé depuis 1979 à Berkeley. Pourquoi ce nouvel exil? «Ma promotion à une direction d'études (que j'assurais dans les faits) [NDLR: à l'Ecole des hautes études, à Paris, où il fut maître assistant de 1970 à 1979] a été bloquée», a-t-il expliqué récemment. Il est ainsi particulièrement injuste de dire que l'université française ne produit rien, puisque c'est bien grâce à une de ses décisions que s'est affirmé (reconnaissons qu'il n'était déjà pas un inconnu: ses travaux sur la ville avec Alain Touraine avaient eu un grand retentissement) le meilleur sociologue de la révolution technologique. De ses quinze ans de travail à Berkeley est née en effet une œuvre majeure, plus précisément trois pavés, 1 500 pages au total, parus aux Etats-Unis de 1996 à 1998, puis en France sous le titre: L'Ere de l'information. Pour Castells, Internet ne transforme pas seulement un secteur économique, il impose la logique du réseau à tous les rapports humains, politiques, sociaux, culturels. Et Castells n'avance rien qu'il ne prouve à coups d'anecdotes, d'études, d'enquêtes chiffrées, rendant ainsi digestes ses travaux très pointus. Pour ceux, tout de même, que le poids de l'œuvre aurait rebutés, bon prince, il offre aujourd'hui une possibilité de rattrapage avec La Galaxie Internet, où il poursuit son exploration. Castells, en esprit organisé, ne laisse rien dans l'ombre. Et commence, dans un chapitre passionnant sur l'histoire d'Internet, à expliquer comment les conditions ambivalentes de sa naissance ont fait d'Internet ce qu'il est aujourd'hui. Financé, à l'origine, par les fonds de la recherche militaire américaine, bâti par des chercheurs et des universitaires imprégnés de la culture des campus des années 1960, faite de liberté de pensée et de partage, le réseau se caractérise à la fois par la qualité de sa technologie et son ouverture. Chacun peut donc apporter ses propres applications et améliorations dans cette immense auberge espagnole. Les premières à s'y précipiter ont été, bien sûr, les entreprises avides de gains de productivité, nées de cette connexion permanente avec leurs fournisseurs et leurs clients. Zara, l'habilleur espagnol, grâce à son système en réseau, produit 12 000 modèles par an et réapprovisionne ses 2 000 magasins dans le monde entier deux fois par semaine. Dans les années 1980, Benetton avait été un pionnier, en introduisant dans l'habillement un cycle dessin-production-distribution de six mois... Exit aussi la centralisation en politique. Dans les partis hiérarchisés, centralisés, Castells ne voit plus que des coquilles vides. De même que la constitution du mouvement ouvrier à l'ère industrielle ne saurait être séparée de son cadre d'organisation, l'usine, les mouvements d'aujourd'hui s'appuient sur des réseaux. Ainsi le mouvement antimondialisation: sans centre ni structure, il forge son efficacité dans sa diversité, sa «capacité à associer les marges violentes de la société aux plus hautes autorités morales». Autre image mise à mal: celle d'Internet monstre froid qui tuerait toute relation vraie au profit d'amitiés virtuelles avec des individus sans visage. Au contraire, les e-mails, qui représentent plus de 85% de l'activité des internautes, servent pour l'essentiel à des tâches professionnelles et à maintenir le contact avec famille et amis réels. Ils renforcent même les «liens faibles», ceux que l'on n'aurait pas la force d'activer par un coup de fil, mais que la facilité de l'e-mail permet d'entretenir. En revanche, la fracture numérique, elle, n'est pas un mythe, dans un monde où 6 hommes sur 100 seulement sont connectés. Internet, machine à exclure? |  | 

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